Pourquoi faire du nouveau quand on a trouvé la bonne recette qui fonctionne? L’histoire ne dit pas si Chris Handy a réfléchi ainsi avant de faire son Cinque Terre. Mais l’auteur de Plexxt et de Handy (oui, je sais, l’analogie entre le titre et le nom de famille est ironique) n’a pas dû s’attarder bien longtemps sur la question de l’originalité pour son cinquième jeu publié. Dès l’explication des règles de Cinque Terre, le connaisseur ne tardera effectivement pas à établir des liens avec des classiques du jeu de société parus dans les dix dernières années. Les Aventuriers du Rail pourrait être le premier évoqué, tant l’analogie est facile à faire avec cette manière dans Cinque Terre de marquer des points positifs ou négatifs en fin de partie avec des cartes à objectif secret; ou encore cette manière d’aller chercher des cartes produits parmi plusieurs faces visibles; ou même le simple fait que Les Aventuriers du Rail et Cinque Terre durent sensiblement le même temps de jeu et dégagent une complexité similaire de règles.
Mais en fait, Cinque Terre fait beaucoup plus penser à Finca, jeu moins classique s’il en est, mais succès quand même en vertu de sa nomination pour le Spiel des Jahres 2009. Jugez-en par vous-mêmes.
Plusieurs simlitudes existent entre Finca et Cinque Terre. |
Finca est un jeu qui nous situe dans l’ile de Majorque; un environnement méditerranéen donc, où les joueurs récoltent des denrées alimentaires pour les distribuer ensuite dans des villages dispersés. Ils le font à l’aide d’une roue d’action commune à tous, exploitée avec un système qui rappelle le jeu du Mancala, pour ensuite former des séries d’aliments identiques ou différents afin de viser les demandes correspondantes dans les villages dispersés sur le plateau.
Cinque Terre nous situe sur la Riviera italienne, où les joueurs déplacement en sens horaire leur bolide à marchandise afin de s’arrêter à divers endroits : certains serviront à charger des denrées alimentaires, d’autres seront des villages avec des demandes spécifiques de ces denrées. Dans les deux jeux, il s’agira de gagner en marquant le plus de points de victoire à force de livraison de denrées alimentaires jusqu’à la fin de partie. La question s’impose donc : est-ce que Chris Handy a simplement imaginé un nouveau Finca?! Et si oui, est-ce meilleur que le premier jeu?
La genèse de Cinque Terre remonde à 2003. |
En fait, en examinant l’historique de création de Cinque Terre, on constate que sa genèse ne date pas d’hier. Son auteur avait effectivement pensé aux bases du jeu en 2003, bien avant Finca donc, et même avant la parution des Aventuriers du Rail en 2004. Le mérite de la créativité ne fait dès lors pas défaut à l’auteur. C’est après avoir voyagé sur la Riviera italienne que Handy dit avoir eu l’idée du jeu. On s’en doute. Mais l’histoire dit aussi qu’il comptait voir son jeu publié un jour chez Rio Grande Games, éditeur qu’il admirait beaucoup puisqu’il lui était redevable de sa découverte des jeux européens. Le rêve prit forme en 2008, alors qu’il rencontrait le PDG de Rio Grande Games pour la signature du contrat de publication de Cinque Terre. 2008 était toutefois l’année d’un autre classique chez la compagnie : Dominion. Ce jeu, dont le nouveau genre apportait un vent de fraicheur dans l’industrie, a dû faire patienter Chris Handy pour son jeu finalisé. Le succès de Dominion fut tel en effet qu’il mit sur la glace les autres projets de Rio Grande Games. Mais aujourd’hui, on y est. Et Chris Handy peut dire que son jeu inventé il y a dix ans est finalement sur le marché.
Cinque Terre ne réinvente pas la roue, mais offre une bonne expérience de jeu. |
Cinque Terre n’avait donc pas pour objectif de réinventer la roue. S’il était paru un peu plus tôt dans le temps, il aurait pu même servir de modèle pour les jeux avec lesquels on le compare inévitablement aujourd’hui. Dans cette perspective donc, le mérite à l’auteur prend une tangente plus digne. On ne peut vraiment l’accuser de manque d’efforts créatifs. Au contraire même, son jeu est remarquable d’ingéniosité en plus d’être très convainquant dans ses mécaniques. Ces petits tableaux individuels propres à chaque joueur, faisant office de compteurs denrées vendues à chaque village pour déterminer qui sera le vendeur le plus populaire… cette stratégie à long terme proposée en alternative, où il faut vendre des produits spécifiquement demandés dans des villages pour rapporter plus de points… et ce sentiment qu’on veut toujours faire plus alors qu’on ne peut pas à cause du nombre limité d’actions qu’on a. Sur bien des points, Cinque Terre est convainquant. Il apporte d’autant plus cette zone de confort avec un thème inoffensif et séduisant pour tous. S’il fallait lui faire des reproches, ce serait sans doute au niveau du matériel, dont les couleurs distinctives pourraient poser problème pour les daltoniens (et même à ceux qui ne le sont pas). Les parties à moins de cinq joueurs (max. autorisé) ont également cette impression de longueur entre les tours, et ce, malgré un système de règles qui facilite la rapidité d’action. Ceci découle sans doute de l’interactivité plutôt limitée entre les joueurs que Cinque Terre offre.
Au final, cette nouveauté printanière de 2013 ne pourra pas vraiment décevoir. Si son expérience ludique ne suit pas la mode du moment des cartes aux multieffets ou du placement d’ouvrier, dans son genre le jeu reste solide. Il pourra certes se heurter à des comparaisons la réduisant à du déjà vu recyclé. Mais l’amateur qui connaîtra l’historique de Cinque Terre saura plutôt apprécier son originalité!
Pierre Poissant-Marquis, Ludologue