Par Pierre-Marc Côté, auxiliaire de recherche au département d'histoire de l'art et études cinématographiques à l'Université de Montréal
Affiches du film Moneyball (Benett Miller, 2011). Basé sur le livre éponyme de Michael Lewis, le film raconte comment le coach d’une équipe avec une masse salariale désavantageuse tente d’optimiser les performances de son équipe à l’aide d’une nouvelle méthode d’analyses statistiques. À voir! |
It's one of my claims to fame. I'm very proud of it. I'm down in the annals of history, whether it's being on the ice or in video games. I like that aspect. Whoever it was at EA who gave me the [great] rating in '94, you've left me something to be proud of for eternity.
-Jeremy Roenick, à propos de NHL ‘94 (Electronic Arts 1993) [1]!
Les chiffres qui font l’Histoire, ceux qui la raconte…
Je continue ici ma petite dérape sur la pente glissante du « réalisme » en effleurant le problème de la simulation ludique du réel historique. Le rapport avec Moneyball? Le monde du sport a son monstrueux fantôme statistique, alors qu’un simulateur est littéralement fait de chiffres. Remarquez bien les phrases d’accroches sur les affiches, la coïncidence est trop belle: « basé sur une histoire vraie » et « que valez-vous vraiment?» La deuxième est plus complexe qu’il n’y paraît (elle implique les sens multiples du film), mais elle présuppose un certain réalisme de la modélisation mathématique.
Dissonance ludo-historique : « Basé sur une histoire vraie »
Ces temps-ci, je joue à Victoria II : Heart of Darkness (Paradox Interactive 2013), un jeu que le développeur Johan Andersson décrit comme un simulateur d’économie politique. Ce jeu très complexe qui vise le réalisme historique ne plaît pas à tout le monde : l’un des reproches qui lui est fait est que seules les grandes puissances ont une chance d’avoir une incidence internationale. Le jeu est donc « mal balancé », mais si ces rapports de puissances n’étaient pas respectés que resterait-il de l’Histoire? Cela me semble être un exemple de ce qu’on appel la « dissonance ludo-narrative », c’est-à-dire un conflit entre les impératifs d’une histoire cohérente (ou factuelle) et ceux d’une dynamique de jeu intéressante. À propos d’une série très proche de Victoria, Europa Universalis (Paradox Interative), Greg Costikyan remarque qu’EU III est un meilleur jeu de gamer alors qu’EU II est un meilleur jeu d’historien[2].
C’est que l’implémentation des événements historiques est différente dans les deux jeux, soit une donnée chez l’un et une possibilité chez l’autre. Un événement peut-être un « tournant historique », mais est-il automatiquement activé lors de la partie (donnée) ou devra-t-il être découvert par le pays le mieux disposé par les décisions du joueur (possibilité) ? La dynamique ludique est clairement changée dans les deux cas par un certain balancement entre contingence historique et déterminisme. Le déterminisme peut briser le langage même du jeu, car la partie doit rester ouverte à diverses possibilités pour garder le joueur en selle. À l’extrême, imaginez jouer à une simulation de la « série du siècle ’72 » (rappelons que « Paul Henderson reste connu pour avoir marqué les buts gagnants dans les sixième, septième et huitième rencontres ») et qu’il suffit que le Canada marque le bon nombre de buts pour déclencher l’événement « célèbre but gagnant de Henderson »!
À gauche : timbre de Poste Canada. À droite : NHL ’94, souvent considérée l’une des simulations sportives les plus réalistes de son époque. La contingence chez EA est tellement importante que l’on y joue la saison de l’année suivante avant même qu’elle ne soit entamée … On y pense pas toujours forcément, mais les jeux de sport sont des simulations historiquement situées! |
Rhétorique procédurale : « Que valez-vous vraiment? »
Voilà une question à laquelle doivent répondre les employés d’EA Sports d’année en année, en regardant les performances de chaque joueur. Dans le cas des jeux historiques, ce type de choix est à la base de ce qu’Ian Bogost définit comme la « rhétorique procédurale » : « its arguments are made not through the construction of words or images, but through the authorship of rules of behavior, the construction of dynamic models » [3]. Si les rapports de quantités traduisent des rapports de puissances, leur relation avec le réel est forcément relative à un point de vue sur celui-ci. On ne peut créer un modèle informatique qui pourrait falsifier les résultats de l’histoire réelle de façon automatique. Il faut forcément réduire un contexte historique à quelques constantes et variables, opérer une « mathématisation du réel »… [4]
Un exemple intéressant est Crusader Kings II (Paradox Interactive 2012), une simulation de politique féodale où l’opinion de chacun des personnages politiquement signifiants (il y en a beaucoup…) sur ses divers homologues est quantifiée par un score qui varie selon certains facteurs. Cette évaluation est instrumentale, relative à une puissance politique interrelationnelle. C’est un modificateur parmi d’autres qui doit 1) avoir une valeur numérique pour être intelligible au système et 2) être accessible au joueur pour qu’il prenne une décision éclairée. Évidemment, le réalisme de ce design est tout relatif : il pose adéquatement l’importance d’un facteur clé dans le monde politique féodal, mais il surestime sans doute la précision de l’évaluation stratégique des acteurs historiques (et encore, le joueur y « incarne » une dynastie, donc une pure abstraction).
Un exemple de score d’opinion dans Crusader Kings II, avec les détails sur les modificateurs. Il s’agit souvent de personnalités incompatibles ou de décisions passées qui n’ont pas plu. Dans ce cas-ci, le vassal en question est « ambitieux », donc il ne s’attache pas à ces supérieurs. Aussi, il n’aime pas les traits « oisif » et « arbitraire » chez le personnage alors incarné par le joueur… |
J’aurais du prendre Ovechkin dans mon pool
Les problèmes comme la méthode historiographique, l’importance donnée à certains indices statistiques (comme ceux de l’OCDE) ou encore notre vision de l’éthique interpersonnelle sont distincts et « dépassent » la question de la simulation historique, mais elles s’y croisent de façon sans précédent dans tout autre médium[5]. D’ici ma prochaine chronique - et en prévision de notre « hiver russe » - soyez certains du « réalisme » de vos modèles statistiques car vous pourriez vous en mordre les doigts!
[1] Traduction libre : « C’est l’une de mes grandes prétentions à la célébrité. J’en suis très fier. Je suis dans les annales de l’histoire, que ce soit sur la glace ou dans le jeu vidéo. Quiconque m’a donné cette [excellente] évaluation dans ’94, vous m’avez laissé quelconque pour être fier pour l’éternité. » Cité dans cet article : <http://www.nhl.com/ice/news.htm?id=660713>
[2] Je vous en recommande la lecture, ne serait-ce que pour vous vendre les jeux dont il fait l’éloge : <http://www.etc.cmu.edu/etcpress/content/europa-universalis-greg-costikyan>.
[3] 2007, Persuasive Games : the expressive power of video games, Cambridge & Londres : MIT Press, p.29. Traduction libre : « les arguments (de la rhétorique procédurale) ne sont pas constitués avec des mots ou des images, mais dans la création de règles de comportement et la construction de modèles dynamiques ».
[4] Si vous vous intéressez à l’histoire des mathématiques de ce point de vue, il faut lire l’auteur Giorgio Isreal, qui se spécialise dans les types de modélisations mathématiques. Lire : 1996. La mathématisation du réel. Paris : Seuil.
[5] J’ai envie d’emprunter les mots d’Éric Méchoulan (directeur du centre de recherche sur l’intermédialité) pour décrire la relation entre le jeu et l’Histoire : « Les rapports de puissance sont rapport du présent à lui-même et impliquent une histoire : non seulement compte rendu des médiations du passé, mais écriture des bifurcations du présent. En ce sens, l’historiographie se conçoit moins comme science des représentations et des résultats, plus comme art des situations et des problèmes », 2010, D’où nous viennent nos idées? Métaphysique et intermédialité, Montréal : VLB éditeur, p.40. La suggestion est qu’il existe un « réalisme » davantage intéressé par les processus historiques (rapports de puissances) que les faits irrémédiablement figés.