Par Pierre-Marc Côté, auxiliaire de recherche au département d'histoire de l'art et études cinématographiques à l'Université de Montréal.
Un modèle de la maison hantée « Borely Haunted Mansion » dans Silent Hill 3 (Konami, 2003) par l’artiste shprop4xnalara, sur Deviantart.com. |
Ces terrains de jeux hantés1
Dans le domaine du jeu vidéo, comme dans tout autre domaine culturel, la question des genres (au sens de catégories) est très problématique et les démarcations entre l’un et l’autre sont souvent floues. Le groupe de recherche Ludiciné de l’Université de Montréal s’intéresse depuis un certain temps à ce sujet, notamment à travers les jeux d’épouvante. Si ce genre est celui de la peur, de la terreur, de l’horreur et même du dégoût, quelle en est la forme spécifiquement vidéoludique ? Une autre manière de poser la question serait : quelle est la part de l’interactivité dans les expériences terrifiantes de jeu vidéo2?
Une méthode double
Le champ scientifique de la ludologie s’est fondé dans un débat entre deux perspectives différentes :
- La narratologie – l’étude générale des récits et de la narration, surtout ancré dans l’analyse de la littérature et du cinéma,
- La ludologie – l’étude des jeux comme tels, ce qui implique d’abord un inventaire des écrits sur les jeux (qui précèdent leurs cousins numériques), lesquels sont surtout l’œuvre d’anthropologues, sociologues et philosophes.
Ce débat a permis de relativiser la place des thèmes narratifs, parfois seulement décoratifs, dans les expériences vidéoludiques. Le focus de la ludologie est ce que l’on nomme communément et depuis longtemps – suffisamment pour que j’aie oublié la première fois où j’ai entendu ces expressions – le « gameplay » et les mécaniques de jeu. La méthode pour interpréter un jeu vidéo comprend donc typiquement une analyse de la relation entre les thèmes explicites de ses représentations et la manière dont il fonctionne en tant qu’expérience interactive. Dans le cas du jeu d’horreur,
La peur provoquée chez le joueur doit être une des caractéristiques primaires du jeu et le joueur doit la recevoir comme tel. Bien que dépendantes l’une de l’autre, la peur vidéoludique engendrée par la jouabilité doit avoir préséance sur la peur fictionnelle engendrée par la représentation (Dictionnaire Ludiciné, p.9).
À gauche : La pochette de Haunted House (Atari, 1982). À droite, une capture d’écran du jeu en question. Notez que, pour toutes les images de jeux originellement joués sur des écrans cathodiques, il s’agit ici de versions adaptées pour ordinateurs. |
La forme ludique de la peur
À voir un jeu comme Haunted House aujourd’hui, à plus forte raison en comparant l’ambitieuse pochette et l’humble aspect visuel du jeu, on serait sans doute en bon droit de ricaner un peu. Ce serait par contre une moquerie anachronique, car il ne faut pas oublier que ce jeu était reçu par rapport aux standards mis en place par Adventure (Atari, 1980) (sans doute le premier jeu d’aventure graphique).
Capture d'écran d'Adventure. |
Le jeu pose des restrictions intéressantes qui pourront déjà, même chez un joueur peu sensible à ses thèmes horrifiques, être sources efficaces de stress. L’environnement est sombre et il faut l’éclairer à l’aide d’allumettes pour pouvoir voir les monstres et ainsi les éviter. Cependant, l’on ne peut activer qu’un objet à la fois, ce qui nous oblige parfois à faire quelques pas incertains dans les ténèbres. Notons aussi qu’il n’y a pas de confrontation possible avec les monstres, car il faut les éviter ou périr. Si l’on peut douter de son efficacité à l’heure actuelle, l’intention de Haunted House reste d’offrir une expérience ludique effrayante.
La métaphore de la maison hantée
Le chercheur Henry Jenkins a insisté sur un élément commun entre plusieurs jeux vidéo et plusieurs récits traditionnels : un espace imaginaire, fictif ou à tout le moins évocateur. Pour Jenkins, les espaces vidéoludiques prolongent la cours arrière où se déployait l’imaginaire de l’enfance chez les générations précédentes. Il donne aussi l’exemple du parc thématique, sans doute encore plus pertinent par son aspect prédéterminé et architectural (plutôt que simplement imaginé). Cela explique sans doute pourquoi, dans le répertoire Ludiciné, la liste des tactiques de l’épouvante reliées à l’environnement fasse le double des autres en volume.
Le jeu vidéo d’épouvante est en ce sens significativement proche de l’expérience de la maison hantée. Comme elle, le jeu présente un seuil que le visiteur doit activement franchir en sachant qu’il s’expose à la possibilité d’activer quelques uns des affects les plus désagréables que le cerveau humain garde en banque en cas d’urgence. Autrement dit, on n’y entre pas dans un esprit de conquête (comme dans le château de Castlevania (Konami, 1986)), mais plutôt pour y subir une épreuve. D’ailleurs, Bernard Perron ouvrait en 2012 son cours sur le jeu vidéo d’horreur avec un extrait particulièrement évocateur de Silent Hill 3 (Konami, 2003), la traversée de la Borely Haunted Mansion. Sur ce, je vous laisse ici, devant les portes du manoir… à vous de voir si vous y entrez : <http://www.youtube.com/watch?v=nTT-2xYAKyE>.
Merci,
[1] J’écris cet article, certes à l’occasion de l’Halloween qui vient de passer, mais aussi en hommage à un débat enflammé dans un cours sur le jeu vidéo d’horreur donné par Bernard Perron en 2012. Il n’y avait pas consensus à savoir si Dead Space 2 (Visceral Games, 2011) tombait dans la catégorie des jeux « survival horror » ou s’il s’agissait d’un genre horrifique nouveau qui nous amenait vers un autre type d’expérience.
[2] Pour approfondir la question des genres vidéoludiques en général, la thèse de doctorat de Dominic Arsenault est très éclairante : <http://www.academia.edu/2999430/Des_typologies_mecaniques_a_
lexperience_esthetique_fonctions_et_mutations_du_genre_dans_le_jeu_video>.
Commentaires des usagers
très bien expliqué et super bien écrit, merci beaucoup M. Côté