Par Pierre-Marc Côté, auxiliaire de recherche au département d'histoire de l'art et études cinématographiques à l'Université de Montréal
Un extrait de la célèbre BD sur la BD de Scott McLoud: 1993, Understanding Comics: The Invisible Art, New-York: HarperCollins. |
« Soyez réaliste, demandez l’impossible! » (Slogan de Mai ’68)
Quand vient le temps de me demander ce que j’attends d’un bon jeu (très souvent pendant les soldes Steam), le « réalisme » est une notion assez floue, rarement utile à vrai dire. Pourtant, la culture occidentale s’arrache les cheveux à savoir ce qui est réaliste et ce qui ne l’est pas depuis belle lurette, et l’on tend très souvent à s’approcher du plus haut degré de réalisme possible. Il y a quelques années, le ludologue Jesper Juul proposait de considérer le jeu vidéo « à moitié réel », entre des mondes fictifs et des « règles réelles »[1]!
Mais le « réalisme » n’est toujours qu’un effet. Les théoriciens des médias, Jay David Bolter et Richard Grusin, proposent de nommer de tels effets « remédiations »[2] selon un double sens : 1) les nouveaux médias, dit-on souvent, viendraient remédier aux lacunes d’anciens médias, 2) les nouveaux médias imitent les particularités visibles d’un autre média. L’effet de réalisme est donc surtout une danse entre transparence (immediacy) et opacité (hypermediacy), c’est-à-dire entre la présence (apparemment) immédiate d’une chose ou sa représentation sur un support intermédiaire qui est rendu visible plutôt que d’effacer sa présence[3] (parce que le média est intégré aux habitudes de perception et/ou grâce à diverses techniques pour mieux faire illusion).
La transparence, donc, fonctionne lorsque l’on oublie temporairement le média auquel on est exposé pour s’engager intensément en imagination dans les mondes fictifs évoqués. Cela arrive très certainement lors d’un film particulièrement bien ficelé. C’est alors que le jeu vidéo viendra « remédier » (au sens d’imiter) le cinéma, comme dans Heavy Rain (Quantic Dream 2010), et tentera de créer de la transparence en imitant pourtant l’opacité du cinéma, considéré déjà efficacement « transparent » auprès du grand public. Les coupes de montage, la structure narrative, les gros plans, toutes ces méthodes sont devenues bien naturelles à décoder pour nous, comme une langue maternelle, mais en fait elles sont extrêmement artificielles lorsqu’on y pense. Le « réalisme », la transparence … question d’habitude? Il apparaît vite évident que la pure transparence est un idéal.
Réalisme et présence humaine
L’une des forces (surtout affective) du cinéma est mobilisée par les visages « réels » que l’on y contemple[4]. L’efficacité des jeux vidéo que l’on dit les plus « photoréalistes », pour moi, est peu satisfaisante à ce niveau. Regardez bien dans les yeux de votre prétendant(e) potentiel(le) dans Mass Effect (Bioware 2007), et vous sombrerez peut-être dans la vallée de l’étrange (uncanny valley), cet état où la représentation très ressemblante de l’humain ne fait qu’accentuer le vide inquiétant de son regard « sans âme ». Peut-être suis-je passéiste, mais je préfère comparer le jeu vidéo à l’animation, voir aux comics, qu’au cinéma. Dans le cinéma d’animation, c’est la voix qui transmet une présence humaine réelle, et on sous-estime si souvent l’apport du son! Pour moi, les personnages vidéoludiques les plus « humains » sont ceux qui sont portés par une voix efficace. Je pense notamment au personnage-narrateur de Bastion (Supergiant Games 2011), avec sa voix rauque, qui me rappelle un peu celle d’Orson Welles (qui prêta entre autres sa voix à The Shadow dans la version radiophonique de la série de comics éponyme). Il me semble qu’un personnage gagne en crédibilité surtout lorsqu’on lui associe une voix talentueuse ou simplement appropriée.
« Tournage » du jeu Beyond Two Souls (Quantic Dream 2013 - annoncé). Le procédé rappelle évidemment celui de L.A. Noire (Team Bondi 2011). |
Avec toutes ces obsessions pour l’audiovisuel, je n’aborde même pas l’expérience vidéoludique dans ses dimensions de simulation et de contrôle, mais je compte le faire prochainement. En attendant, histoire de bien vous polariser, qu’en pensez-vous : peut-on se contenter de la voix subtilement expressive de la guide dans Mark of the Ninja (Klei 2012), ou doit-on regarder là où pointe le fier doigt de David Cage et comparer Heavy Rain avec Beyond Two Souls?
Pierre-Marc Côté
[1] 2005. Half-real, Video Games between Real Rules and Fictional Worlds. Cambridge, Londres : MIT Press.
[2] 1999. Remediation, Understanding New Media. Cambridge, Londres : MIT Press (eh oui, MIT Press encore et encore…)
[3] La remédiation consiste bien souvent à répliquer les marques d’opacité d’un autre média, ce que les auteurs nomment l’hypermediacy. Un exemple vidéoludique serait la caméra à l’épaule de Gears of wars (Epic games 2006), qui simule la présence physique d’une lentille de caméra en laissant le sang s’accumuler à l’écran lorsqu’il y a des éclaboussures.
[4] Carl Therrien a largement défriché le terrain que j’emprunte dans cette chronique par rapport aux questions de transparence et d’immersion dans le jeu vidéo. Sur la question plus spécifique de la « présence », voir cet article à paraître en 2013: « La présence vidéoludique : de l'illusion à la projection dans l'écosystème affectif de la fiction » dans Avatars, personnages et acteurs virtuels (dirigé par Renée Bourassa et Louise Poissant), Montréal: PUQ.